Moins d'ombre, plus de lumière, plus de couleurs que diable ! C'est ainsi qu'un vieux peintre sans talent tentait de me faire comprendre que j'étais un peintre triste et sans avenir. Mes tableaux, disait-il, gagneraient à s'éclaircir en abordant des couleurs vives et en mettant des petites maisons par-ci par là pour égayer le paysage. Moi je n'ai rien contre les conseils et je dois l'avouer : il me vint un malin plaisir à l'envoyer promener. Il serait profitable au lecteur de connaître mon point de vue. Si par la peinture je tente de célébrer la Nature et ses beautés, il me semble que j'ai le droit de choisir mes sujets. Et comme en peinture, le véritable sujet c'est au fond la lumière, il me plaît de célébrer l'ombre ! Je n'en suis pas pour autant l'émule d'Edgar Allan Poe, ni le valet du Comte de Lautréamont. Je suis tout simplement moi comme dirait n'importe quel individu. Ce qui se passe après le coucher du soleil et un peu avant son lever, voilà ma patrie. Si j'aime réduire la lumière, c'est pour mieux palper sa vibration et ainsi l'entendre chuchoter ses secrets. Il me semble donc un million de fois légitime qu'aimer l'ombre, c'est comme se rapprocher de mon âme, par une certaine fraîcheur qui s'apparente aux sources et que la sécheresse du monde ne fait que plus pressante. À chacun sa tristesse ! aurait dit le poète. Et est-il interdit d'être triste ? Je pose la question. Mais la vérité, c'est que je ne suis nullement triste lorsque j'entre dans un tableau. Il me semble que la nostalgie y figure et que le silence m'enrobe comme un tissu magnifique. Le mot nostalgie n'est peut-être pas le seul mot capable de signaler la manœuvre. Disons que je suis heureux lorsque les choses se taisent et que commence l'hymne à la joie de la nuit. Une joie tranquille et secrète qui ne refuse point les drames du passé de la la terre. En cette manière, le cimetière est un lieu absolument délicieux, mille fois plus intense que la plus fréquentée des discothèques.
Certains naissent pour le sport, d'autres pour la politique. Moi, je suis né pour aimer la solitude et le silence. Je peux bien m'en vanter, mais au milieu d'une forêt, sur le traces de Saint François, que peut bien m'apporter cette fierté ? Rien, absolument rien. À ceux qui demandent la lune on leur réplique qu'ils sont des rêveurs. Fort bien ! On peut bien vendre de beaux objets et cela fort cher, mais a-t-on pensé que la beauté elle-même est invendable, inachetable ? Elle se donne, tout simplement. On a sans doute oublié cette profonde vérité que la Nature est le socle sur lequel repose toute l'inspiration de l'artiste. Bien entendu lorsqu'on s'imagine que la Nature n'est qu'un prétexte à faire un pique-nique, c'est lamentable. Il serait sans doute plus profitable de parler de la Création, mais même ce mot est tombé en disgrâce à force de prostitution dans le vocabulaire. C'est le paradis perdu des syllogismes, car notre manière même de parler est habitée par la foule grouillante des démons des lieux communs. J'évite les exemples.
N'allons pas penser que les artistes, les vrais, rêvent de gloire, d'or et d'honneurs (dans mon cas cela m'arrive, environ trente secondes aux trois ans). Ils sont comme des mendiants qu'on méprise parce qu'ils négligent les boutiquiers, quand ils ne doivent pas des sous à leur propriétaire. La vie d'artiste est une misère très peu enviable. Mais si on savait toutes les richesses qu'elle engrange, les plus riches industriels laisseraient pourrir leurs millions et s'en iraient en larmes, les pieds nus, sur des routes très peu fréquentées. Pense-t-on que le père de Saint François s'est réjoui le jour où il apprit que son fils voulait devenir moine ? Le riche marchant a pris tout simplement son fils pour un rêveur.
Et la Nature, que pense-t-elle de tout ça? Je suis trop belle pour être aimée a dit la Douleur ! Ha! cela est juste et beau ! C'est en ces temps d'horrible persécution écologique que cet admirable mot du poète touche mon cœur. Remarquons que la Dame souffre en silence. À chaque seconde, elle reçoit d'innombrables ordures. Et je parlais plus haut du noble mot Création. Ha ! voilà le mot, voilà la vraie douleur ! Cette belle créature, la Nature, on nous l'a donnée, offerte comme le plus précieux des dons et voilà ce qu'on en fait !
C'est le mois de mai, une croix dans un cimetière, à la faveur d'un rayon de lune, subitement, apparaît. Quelques instants plus tard, le poète poursuit sa promenade, non sans ruisseler de larmes. Atteindre la beauté, non sans douleur comme disait Tolkien, c'est goûter la vraie grandeur. Imaginons la dernière plante sur terre, au milieu d'un vaste désert, toute la beauté du monde serait concentrée en ce minuscule paradis botanique. Je vois un ange gardien et quelque peu jardinier, défendre la plante devant une armée de démons et triompher majestueusement ! C'est sans doute audacieux de ma part que de situer le drame écologique en invoquant la nature angélique. Ce dont je conviens, c'est qu'il faut de l'audace, mais bien plus d'une aide surnaturelle, question de donner à la bataille pour la sauvegarde de la Nature, une ampleur plus héroïque. Les hommes, pour la plupart, sont en sommeil. Une belle et fière forêt de chênes est abattue pour faire place à un centre d'achat. Sait-on que les démons s'en réjouissent ? Quand l'ignominie triomphe, il y a de quoi pleurer, mais comment se venger de cette foule d'esprits tordus qui applaudissent ? Il faudrait mille millions de gifles durant trois siècles. Et la justice qui tarde, sous une montagne de papiers. C'est à hurler d'indignation et mes deux poumons n'y suffisent pas !
Je reviens paisiblement à mon peintre qui me suggérait plus de lumière. Non. La lumière artistique aujourd'hui, ce n'est pas la manifestation de la Nature, c'est l'écran de télévision, c'est l'électricité grouillante de nos centres d'achat. Pourquoi je dis ça ? Parce que la référence première n'est plus la Nature, c'est la technologie. À force de voir des images amplifiées par de puissants et sophistiqués moyens, on ne s'attarde pas sur d'humbles réalités naturelles. Ainsi non seulement nos écrans de cinéma, mais aussi les affiches et la publicité partout présente nous voilent la nature. Et voilà pourquoi il m'a toujours semblé que les couleurs qui semblent les plus tristes sont pour moi des amies. Certes, je ne blâme pas un fier rouge, ni un ardent coucher de soleil, tout de même ! Je critique cette tendance à ne voir dans le paysage, qu'une impression agréable. Sait-on qu'un peintre part de l'âme pour aller à des âmes ? Hé bien oui, l'âme est une réalité naturelle au même titre que notre corps. S'il faut nourrir le corps, il faut bien nourrir l'âme ! Or ces couleurs oubliées, comme les bruns et les gris, j'en ai fait ma spécialité. Ce qui me permet d'exprimer tout un cortège d'émotions qui se tiendraient tranquilles au fond de mon puits si je ne les questionnais sans cesse. Si l'ombre et le silence sont mes routes, mes sentiers favorables, ce n'est pas uniquement pour des raisons purement esthétiques. La Nature me semble un vaste monastère et les nébuleuses du ciel m'encadrent comme des fenêtres. J'ai mendié avec appétit les richesses naturelles. J'ai calculé comme un avare l'or des soleils mourants et je ne narre plus les lunes qui ont forgé mes rivières. Sait-on que la minuscule volonté d'une mésange m'a fait parcourir de vastes forêts ? Ha ! combien je souhaite ces réalités à mon prochain !
En terminant, j'ai placé sous mon titre une œuvre mienne. C'est le majestueux fleuve Saint-Laurent. C'est la première réalité naturelle que j'ai connue du Québec avant d'y poser les pieds. Cette liquide artère, combien je l'aime ! Le filet d'eau qui part de la gauche et qui s'en va vers le fleuve, c'est moi. Cette longue vertèbre de pierres et de terre, sur l'autre rive, c'est une partie d'un bouclier géologique, ample et solide. Et dans l'ouvrage du frère Marie-Victorin, dont sa Flore est une merveille, on lit ceci :
«Je dédie ce livre à la jeunesse nouvelle de mon pays, et particulièrement aux dix mille jeunes gens et jeunes filles qui forment la pacifique armée des Cercles des jeunes naturalistes. Ce sera mon humble contribution à une œuvre pressante : le retour des intelligences aux bienfaisantes réalités de la Nature, au Livre admirable et trop souvent fermé, à cette Bible qui parle le même langage que l'autre, mais où si peu d'hommes savent lire les rythmes de beauté et les paroles de vie.»
Je ne voudrais pas mourir sans dédier à mon tour les lumières qui me sont sorties par tous mes pores. Je dédie mes labeurs à cette tout aussi pacifique armée que sont les âmes lentes silencieuses, habitant les derniers refuges, à la manière d'un gardien de phare.
Le soir arrive, puis la nuit. Je vois les lumières s'éteindre. Le silence est roi. Comme à mon habitude, je vais me coucher très tard. Mon travail ne sera vu de personne. L'ange veille sur moi.